Viviane Delpech. Intensifiée sous le Second Empire et la Troisième République, l’émigration fait partie intégrante de l’histoire et de l’actualité du peuple basque, dont l’identité a persisté à travers le monde à la faveur d’interactions avec des populations très diverses. Fruits de mélanges et de métissages culturels, les Basques de la diaspora n’en oublient pas pour autant leurs origines, comme le montrent l’existence des Euskal Etxe (maisons basques), de frontons, de festivals, de musées ou encore de monuments rendant hommage à ceux qui eurent le courage de braver l’inconnu en des temps où les mobilités étaient synonymes d’encombres et de risque vital.
Chez les Basques comme ailleurs, la création de ces monuments témoigne d’usages ancestraux et universels, qui visent à pérenniser matériellement la mémoire, volatile et altérable, notamment celle porteuse de souffrance.
Résultant de la nécessité de fédérer la société, les monuments élevés pour honorer l’émigration basque s’inspirent souvent d’un même stéréotype, par définition généraliste et réducteur, pour identifier un groupe humain. La représentation mentale et imagée du voyageur basque s’est ainsi forgée à l’aune de la figure du berger, presque au détriment du pêcheur à la baleine et de l’hôtelier. Si ce mythe moderne traduit une réalité incontestable, puisque les départs du Pays Basque ont en grande partie été motivés par les appels aux bergers émis depuis les deux Amériques, représenter ce peuple par sa tradition agropastorale est aussi emprunté à la perception romantique du XIXe siècle, celle qui célèbre et idéalise les populations rurales et montagnardes, celle qui fait de ses femmes de vaillantes mères nourricières et de ses hommes de courageux héros et forces de la nature, aux antipodes de l’industrialisation et en plein essor des voyages pittoresques redécouvrant le patrimoine et les usages de l’Ancien Régime.
Devenue œuvre emblématique de la mémoire diasporique, la sculpture Bakardade - Solitude, créée par Nestor Basterretxea à Reno en 1989, modernise avec audace l’iconographie de ce héros anonyme héritée du romantisme et raconte toute la profondeur d’une identité culturelle ancrée dans le giron pyrénéen et nourrie par un attachement sacré à la terre.
À Reno, tout comme à Oñati ou à Gotein-Libarrenx où il érige EuskAmerika en 2009, Basterretxea entend honorer l’expérience basque dans l’Ouest américain, notamment la douleur de l’isolement, de la discrimination et de la nostalgie du pays. Prenant le contrepied de cette œuvre avant-gardiste dans la forme et traditionnelle dans l’esprit, choisie par la Society of basque studies in America (Société d’études basques en Amérique) sur fond de controverse, un autre monument au modelé académique plus conventionnel est réalisé dans le même temps par Doug Van Howd au casino de John Azcuaga’s Nugget à Sparks (Nevada). Faisant corps avec la montagne que l’on devine, le Basque sheepherder, qui porte symboliquement un agneau - mystique ou pragmatique ? - y est figé dans l’effort, coiffé de son béret et muni de son makila, sous le regard protecteur et affûté de son inséparable Border collie.
C’est pourtant un autre parti que choisit Hidelberg Ferrino pour édifier le monument commémoratif à l’Émigré basque à Mar del Plata, en Argentine. Sondant l’océan du souvenir et de son périple, un couple de paysans, telle une Sainte Famille des temps modernes, semble contempler son passé par-delà l’horizon, tout en s’accrochant aux symboles de son espérance : la bêche, qui modèlera les contrées de son destin, et l’enfant nu, innocente progéniture qui, elle, est ici physiquement tournée vers la terre promise et les possibilités infinies offertes par l’avenir.