En février 2017 le candidat à la présidence de la République Française Emmanuel Macron déclarait que la colonisation de l’Algérie était “ un crime contre l’humanité ”. Dans ma tribune Enbata d’avril 2017, je posais la question : “ Macron a-t-il raison ? ”
Je répondais que oui, et à l’appui de mon opinion je citais largement un rapport établi en 1833 par une commission d’enquête parlementaire envoyée en Algérie par le roi des Français Louis-Philippe. En fait ce texte n’est pas univoque : d’une part il dénonce les nombreux et graves crimes commis par l’armée française dans la conquête et l’occupation, de l’autre il préconise malgré tout le maintien de la France dans sa nouvelle colonie. L’on peut en déduire que les “ honnêtes gens ” de l’époque, en France et en Navarre, considéraient la colonisation en général comme un côté normal de la géopolitique, mais qu’ils ne supportaient pas les excès commis dans son exercice.
Ce point de vue était largement partagé dans le monde. Par exemple le juriste argentin Carlos Calvo (1822- 1906) considérait en 1880 qu’il y avait un “ droit à la colonisation ”, “ patrimoine commun de l’humanité ”. La colonisation était présentée comme une “ oeuvre de civilisation pacifique dans l’intérêt général de l’humanité et du commerce international ”. À la même époque le sociologue français Albert Bayet disait que la France a “ la mission de répandre partout où elle peut les idées qui ont fait sa grandeur ”, avec “ le mandat d’instruire, d’élever, d’émanciper, d’enrichir et de secourir les peuples qui ont besoin de (sa) collaboration ”. (Wikipédia, La colonisation est-elle un crime contre l’humanité ? Publié : 20 février 2017, 20.59 CET).
De tels propos nous choquent évidemment aujourd’hui, mais ils exprimaient la pensée dominante de l’époque : pour la modifier, il a fallu que les peuples colonisés se démènent beaucoup et que l’Algérie notamment perde 500 000 de ses 10 millions d’habitants dans une longue et cruelle guerre de libération nationale. Plus proche de nous dans l’espace et le temps, l’organisation armée basque ETA n’a pas obtenu la même réussite que le FLN algérien, mais il faudrait la juger avec les mêmes critères que celui-ci, en évitant ici aussi l’anachronisme, donc en situant sa naissance et son développement dans le contexte historique de la dictature franquiste. ETA en fut pour ainsi dire l’enfant naturel, semé dans le viol de la patrie basque par cet agresseur on ne peut plus violent. Plus explicitement la guérilla menée par ETA fut la suite logique de la terrible guerre de 1936-39 allumée par les généraux nationalistes espagnols et de la répression ininterrompue qui perpétua la domination écrasante de leur Caudillo. ETA, privé de la victoire, a beaucoup tardé à reconnaître son échec et par suite s’est fourvoyé. Mais sa fin sans gloire ne saurait effacer les conditions historiques de ses début et de sa première moitié, jusqu’à sa totale militarisation après la sensible démocratisation espagnole de 1980.
A fortiori l’on devrait appliquer les mêmes précautions historiques à l’examen de faits plus anciens, comme le fameux premier tour du monde effectué voici cinq siècles par le navigateur basque Sebastian Elkano. L’événement est célébré cette année en Guipuscoa, plus particulièrement dans le port de Getaria où il naquit en 1476. Mais voici que des voix s’élèvent contre ces célébrations au nom des idées actuelles. Elkano serait un infâme suppôt de l’impérialisme espagnol, auteur présumé de nombreux crimes et méfaits incertains qu’on oublie de nous citer et pour cause. De plus il paraît que son but n’était pas de faire le tour du globe terrestre, mais de conquérir des passages maritimes, des territoires et des richesses pour la couronne d’Espagne, notamment de ramener des épices et de l’or. C’est bien possible. Mais peu importent ses motivations, elles ne concernent que lui. Seul compte véritablement ce que l’on fait, tout le reste est littérature, parfois bonne. Sebastian Elkano a vraiment fait le tour du monde avant tout autre humain connu et voilà ! Donc fi des critiques idéologiques anachroniques, elles n’ont rien à voir avec le contexte du XVIe siècle. D’abord gardons le sens des proportions et remettons les choses à leur place : ancien capitaine d’un vaisseau marchand, Elkano était dans la marine royale un officier subalterne qui de ce fait avait probablement peu de pouvoir dans les contacts avec les populations des îles lointaines ; il ne reçut le commandement de l’expédition de Magellan que vers la fin, par suite de la mort de l’amiral puis d’autres pertes humaines successives. Ensuite n’oublions pas que la Déclaration universelle des Droits humains n’a été votée par l’ONU qu’en 1948 : certains de ces Droits étaient probablement inimaginables en 1522. La censure dogmatique post-moderne qu’on oppose au marin de Getaria est éminemment idéaliste dans le sens marxien de ce mot, c’est-à-dire totalement détachée de l’espace et du temps : elle flotte dans le vide, dans l’absolu, en dehors de la réalité matérielle et du contexte historique. Vive donc la mémoire de Sebastian Elkano, héros malgré lui peut-être, mais courageux personnage basque : son exploit, humainement et techniquement indiscutable, mérite d’être célébré librement, y compris par la pastorale.